Le 2 Décembre est une date « bonapartiste ». Couronnement de l’Empereur Napoléon 1er, en 1804, victoire d’Austerlitz en 1805, et coup d’Etat en 1851 qui va permettre au neveu de devenir Napoléon III. Cette date est toutefois revêtue d’une certaine ambiguïté. On ne se risquerait guère à célébrer l’anniversaire du renversement militaire de la IIe République. L’actuelle rue du 4 Septembre à Paris a été dénommée en 1870, en remplacement de « rue du 10 Décembre ». Tout un symbole de l’histoire agitée de notre pays au XIXe siècle : Napoléon III ce grand bâtisseur dans la capitale, et urbaniste en grande partie du Paris d’aujourd’hui, avait prolongé la rue de Réaumur jusqu’à l’Opéra, et l’on avait à la fin du second empire, devenu libéral, donné à ce nouveau tronçon, la nomination d’une date, non pas celle du coup d’Etat, mais au contraire, celle de son élection triomphale comme Président de la République, le 10 Décembre 1848. Effaçant d’un coup l’Empire et le Prince-Président devenu Empereur, après le désastre de Sedan la rue marquait désormais l’avènement de la IIIe République proclamée le 4 Septembre 1870 par Léon Gambetta à l’hôtel de ville de Paris dont le maire était le républicain farouchement anti-bonapartiste Etienne Arago, qui décida du changement d’appellation. On remarquera que ce maire éphémère avait été un peu vite puisque après l’épisode chaotique et sanglant de la « Commune », et la prise de Paris par les « Versaillais », le tout sous les yeux des Prussiens victorieux, notre pays mit encore neuf ans à constitutionnaliser ce retour à la République, les monarchistes, divisés en légitimistes, orléanistes et bonapartistes, majoritaires au début, ne parvenant pas à rétablir la monarchie. L’invraisemblable succession de révolutions, de coups d’Etat, de régimes font du XIXe siècle le plus consternant de l’histoire de France jusqu’alors. Pendant que l’Angleterre colonisait la planète, que l’Allemagne s’unissait et gagnait la prépondérance européenne, que les autres populations du continent croissaient et émigraient, notamment en Amérique, la France contente d’elle-même et jouissant universellement d’une réputation acquise par sa langue, sa culture, son histoire, et ses « valeurs », s’agitait sans cesse en croyant toujours détenir l’avenir du monde, et tachait de compenser ses défaites en Europe et son amoindrissement par la conquête de vastes déserts à l’extérieur. En fait, même en un sommeil agité et plein des rêves d’une gloire passée, elle s’endormait sur de brillants lauriers.
Or ces brillants lauriers sont souvent liés à l’image de Napoléon. Si on reprend les trois « 2 Décembre », c’est bien sûr Austerlitz qui brille le plus légitimement. C’est l’une des plus splendides victoires de l’Histoire, où le général Bonaparte, devenu empereur depuis un an, a fait preuve d’un génie tactique et stratégique sans pareil face aux Autrichiens et aux Russes. Qu’on refuse de célébrer le souvenir de cette éclatante victoire, comme le fit Chirac naguère, est stupide car il faut qu’un peuple soit fier de ce passé qui l’a construit. Mais il faut demeurer lucide : Austerlitz n’a servi à rien de durable car quelques semaines auparavant, le 21 Octobre, c’était Trafalgar, l’une des défaites infligées par les Britanniques à la marine française, et la plus décisive, car elle conduit immanquablement à Waterloo dix ans plus tard. Le 2 Décembre 1803 ( encore ! ), le Premier Consul, Napoléon Bonaparte avait constitué l’armée d’Angleterre. Trafalgar tua toute possibilité d’un débarquement, permit à Londres de tramer des complots, d’organiser et de financer des coalitions, et parfois de débarquer des troupes au Portugal, en Espagne ou aux Pays-bas. Ne pouvant atteindre l’ennemi essentiel sur son île, l’Empereur vainquit successivement tous les ennemis subalternes du continent, notamment pour étrangler économiquement les Anglais par le blocus continental. Ce plan démesuré et fou le conduisit à sa perte. Et pour ce faire, cet homme qui disait avoir « deux-cent-mille hommes de rentes par an », grâce à la conscription, avait déclaré à Lucien, le plus réticent de ses frères, qui craignait de voir la France se révolter contre la dictature : « Ne crains rien. Je l’aurai tellement saigné à blanc avant qu’elle en sera pour longtemps incapable ». La France ne s’est en fait jamais relevée de l’épuisement dans lequel l’a plongée l’épisode napoléonien. Le faste du sacre du 2 Décembre 1804 est surtout un monument de vanité. La plupart des mesures positives que l’on doit à Bonaparte avaient été prises sous le Consulat, et la paix d’Amiens en 1802 aurait pu assurer un autre avenir si le dictateur avait, comme Monck en Angleterre, rétabli la monarchie légitime. Malheureusement son « ombre brillante » a obscurci tout ce qui a succédé. » L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré… Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs… entretient leurs vielles plaies… les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution… » écrivait Paul Valéry. La centralisation administrative, le protectionnisme économique, la censure intellectuelle ont étouffé la France sous le Premier Empire, et malgré tout son talent, Zemmour n’est pas Chateaubriand qui a donné de cette période de notre histoire une vision plus juste.
Les conséquences les plus néfastes de la nostalgie napoléonienne ont été de juger médiocres les régimes suivants, de croire à la puissance inégalée de notre armée, et de conduire à la restauration de l’Empire. Napoléon III n’avait en commun avec son oncle qu’une désespérante ignorance dans ce qu’on appelle aujourd’hui la géopolitique qu’ils encombraient l’un et l’autre de rêves et d’abstractions. Avec application, ils ont permis la réunification de l’Allemagne et de l’Italie que les Bourbons avaient morcelées le plus possible à nos portes. Faisant la guerre inutilement à ceux qui devaient être géographiquement nos alliés, Russes et Autrichiens, allant jusqu’à Moscou ou à Mexico pour chercher une vaine gloire, ils ont tous deux conclu par un désastre tel que la France n’en avait pas connu depuis la guerre de Cent ans… dont elle s’était relevée. Alors on pourra vanter le développement économique et les modestes progrès sociaux du Second Empire, comme le fera Philippe Seguin. Croit-on vraiment qu’un autre régime ne les aurait pas aussi bien réalisés ? A la fin du siècle, l’Angleterre et l’Allemagne étaient passées devant !
Source : ndf